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Qu’un guitariste blanc, qui plus est de Boston, devienne le légataire quasi universel d’une légende du Chicago Blues peut surprendre. Mais voilà, il y a ce jour de 1973 où Muddy Waters installe ostensiblement Bob Margolin à sa droite – il fallait que l’angle de vue soit le plus dégagé possible – afin que le jeune homme puisse extraire, depuis cette position privilégiée, l’essence même de son jeu vieillissant. En lui confiant cette charge, McKinley Morganfield aurait pu ouvrir un nouveau front entre les tenants de l’inné et de l’acquis. Mais ceux-ci en seront pour leur frais lorsque, bien des années plus tard, l’héritier biologique confiera sa propre entrée sur la scène blues à l’ancien bras droit de son illustre père.
La chance de Bob Margolin aura été de rejoindre les lointains descendants des « Headhunters » lors d’une période où personne ne se bousculait plus autour du vieux chef de file du South Side, et où Muddy, de moins en moins porté sur le bottleneck, se reposait volontiers sur ses guitaristes. Pendant sept années, de 1973 à 1980, Margolin va se construire, dans l’ombre du maître, une légitimité inaltérable et un savoir faire bleu massif.
Qu’il joue électrique – indifféremment sur Gibson ou sur Fender – où acoustique, Bob Margolin pratique cette « old school » dans laquelle la dynamique et le feeling priment sur la vitesse de doigts. Il joue le deep blues. Cette impulsion liftée, imprimée par le pouce droit sur les cordes basses et qui – au même titre, sinon plus encore, que le slide glissé de façon spectaculaire dans le doigt gauche – signe le blues du Delta. Une façon de comprimer le temps, en poussant le rythme vers l’avant, que la première génération du Chicago blues a ensuite industrialisée en la confiant à un batteur et un bassiste, tout en continuant à jouer derrière le temps.
Inlassable ambassadeur du blues appellation Chicago, Bob Margolin concilie depuis plus de trente ans la sauvegarde de sa flamme, un soutien affectueux envers ses grands anciens et des encouragements non comptés à l’endroit de ses jeunes pousses. Un dévouement pas si courant et qui en dit long sur l’attachement qu’il porte à une musique qui ne lui était pourtant pas donnée d’avance.
Elevé à Brookline (Massachusetts), Bob commence la guitare en 1964, sous l’influence de Chuck Berry. Il gravite au milieu des groupes de la scène « Bosstown rock ». D’abord avec les modestes Indigos, en 1965, puis dans un groupe pop « prog » à tendance jazz expérimental, The Freeborne , qui sort en 1967 l’album, « Peak Impressions » (Monitor Records), devenu depuis un classique recherché par les amateurs de brocante psychédélique.
Abandonnant les retombées acides du Summer of Love, Margolin retourne à l’étage Chess et tombe sous le charme fatal de « Can’t Be Satisfied » de Muddy Waters. A la fin des années 60, on le trouve à fréquenter les mordus de blues au Highland Tap de Roxbury. Il fait des extras comme second guitariste de Luther « The Snake » Johnson venu s’installer dans la région après son passage remarqué chez Muddy. En mars 1972, Bob s’associe à Dave Maxwell, Mark “Kaz” Kazanov et Babe Pino pour former le Boston Blues Band.
Le groupe devient vite un pilier de l’Ale’n’Bun, sur Thomas Street à Worcester, haut lieu du blues régional. Ils écument les boîtes de la région, The Odyssey, The Cafe 20, Sir Morgan’s Cove. Quand Muddy Waters passe dans le coin, ce sont eux qui assurent la première partie.
C’est comme ça que Waters repère ce jeune blanc au style old school et l’engage, en août 1973, pour succéder à Sammy Lawhorn – qu’il a viré la veille – à l’occasion d’un concert qu’il donne au Paul’s Mall de Boston. La vie de Margolin bascule. Certes, la carrière de Muddy Waters traverse alors sa période la plus sombre, mais c’est la chance de sa vie.
« Le Vieux » apprécie le coup de « slide » de cette recrue qui l’épate en lui sortant de vieux plans de Lonnie Johnson où de Babe Stovall. Installé à ses côtés sur scène, Bob va patiemment décortiquer puis reproduire les secrets du jeu de son mentor. L’élève est appliqué, le professeur exigeant.
Au fil du temps Muddy, dont l’envie de passer l’épaule dans la bretelle va diminuant, confie de plus en plus souvent à Margolin le soin de jouer ses propres parties de guitare. Un adoubement assorti de pointilleuses exigences. Mais Muddy est rien moins qu’en train de lui confier son propre code génétique. Pour preuve, il refuse désormais de se produire sans celui qui détient désormais l’ « identité » Waters.
En 1975, Margolin participe à la dernière de Muddy pour Chess, le « Woodstock Album » qui reçoit un Grammy Award. Mais désormais sans contrat, l’activité du groupe ralentit. Il faut attendre 1978 et « The Last Waltz » de Martin Scorcese pour que Bob Margolin sorte de l’ombre. Une scène du film montre Muddy Waters en invité du Band de Robbie Robertson. Il n’y a qu’une seule caméra qui cadre Muddy pendant sa version féroce de « Mannish Boy ». Du coup, personne ne peut louper sur l’écran ce jeune guitariste barbu, installé à sa gauche, dont le visage semble progressivement venir se fondre dans celui de son leader, au fur et à mesure de ce lent zoom avant avec lequel le réalisateur fait savamment monter la pression.
Les affaires reprennent. Johnny Winter, un fan de toujours de Muddy, leur a dégotté un contrat chez Sky Records. Margolin va être de l’ultime aventure de Muddy Waters. A la clé, une série exceptionnelle de quatre albums dont trois remporteront des Grammy. Le retour du succès, quelques royalties rattrapées dans les poches de Chess, et voilà Muddy désormais renfloué. Mais le groupe, lui, reste au régime sec et la tension monte avec Scott Cameron, le manager. L’affaire est tranchée dans le vif. C’est la dissolution. Une sacrée équipe pourtant : Pinetop Perkins, Willie « Big Eyes » Smith, Jerry Portnoy, Calvin Jones, Luther “Guitar Jr” Johnson – et Bob.
Margolin tourne douloureusement la première page de sa carrière. Six mois plus tard, « Steady Rollin’ » Margolin – le surnom vient de lui être donné par un DJ – ouvre sans rancune pour son ancien leader. Un set au cours duquel il interprète « Just Keep Lovin’ Her » de Little Walter. A la fin du concert, Muddy vient le voir, enthousiaste : « Je n’avais plus entendu jouer ce morceau depuis trente ans » lui lance t-il, « tu es le gardien de la vieille école ! ». C’est la dernière fois que Margolin verra son mentor. En 1984, il retrouve Pinetop Perkins au New Orleans Jazz and Heritage Festival pour un hommage à Muddy, décédé l’année précédente. Fin du premier acte.
Bob Margolin, désormais livré à lui-même, change d’horizon, rencontre Tex Rubinowitz qui l’initie au rockabilly et l’entraîne derrière Charlie Feathers et aux côtés de Danny Gatton. En 1985, il quitte Washington D.C. pour Blacksburg (Virginie). Il joue dans les bars et les clubs de la région, le Desperado’s à Washington D.C., le Nightshade Cafe de Greensbor, le South Main Cafe de Blacksburg. Il profite de cette liberté nouvelle, s’amuse, concocte des cassettes pour ses amis. Sa palette s’étoffe. Mais le voilà bien loin du circuit.
A la fin des années 80, le blues passe à nouveau à la radio. Une brèche a été ouverte; des Stevie Ray Vaughan et des Robert Cray poussent un peu partout. Margolin prend conscience que, sans album à son crédit, les places vont devenir chères, mêmes dans les boîtes locales. En 1989, il signe chez Powerhouse Records, le label de Tom Principato, et enregistre « The Old School », soutenu par Mark Wenner à l’harmonica et la rythmique des Nighthawks. Un premier album qui, comme son titre l’indique, colle à la tradition, mêlant électricité sobre et acoustique down home.
Le second disque sort en 1991, avec à bord le légendaire Jimmy Rogers, premier guitariste de Muddy Waters (« Chicago Blues », Powerhouse Records). Malgré une production minimaliste, l’album connaît un certain succès. A cette époque, Bob Margolin se met aussi à écrire sur le blues. Un billet par ci, un article par là, il signe désormais dans des revues, et se lance même dans des fictions.
Diversification, mais pas reconversion. Bob Margolin soumet une maquette à Bruce Iglauer, le patron d’Alligator Records, qui se laisse finalement convaincre et « Down In The Alley » sort en juillet 1993. L’étiquette Alligator lui permet de raccrocher définitivement le wagon. On le retrouve dès la fin de l’année, aux côtés de Billy Boy Arnold, lors d’un concert au B.B. King’s Club de Memphis et il épaule l’harmoniciste sur son album « Eldorado Cadillac » (Alligator Records, 1995).
Remis en piste, Bob s’active. Il est de la tournée 1994 du « Muddy Waters Tribute Band », avec quelques anciens, entourés de B.B. King, Dr John et le groupe Little Feat. Cela débouche sur « You Gonna Miss Me When I’m Gone: A Tribute To Muddy Waters » (Telarc, 1995), nominé aux Awards 1996. Cette même année, Margolin enregistre son second album avec Iglauer, « My Blues And My Guitar » auquel participe Snooky Pryor. Un disque fidèle au South Side mais plus émancipé, où les compositions personnelles gagnent en consistance.
Nouvelle nomination en 1996, cette fois dans la catégorie « meilleur guitariste ». Un encouragement qui pousse Margolin à s’aventurer encore un peu plus loin de son modèle en signant la majorité des titres d’ « Up & In » (Alligator Records, 1997).
En octobre, un événement hautement symbolique se produit au Kenney Center de Washington D.C. lorsque Bob Margolin, venu participer à un hommage à Muddy Waters, se retrouve sur scène avec le fils de ce dernier, Big Bill Morganfield. Les deux hommes improvisent ensemble sur le « Walking Blues » de Robert Johnson. « J’avais l’impression que quelqu’un jouait à quatre mains » confiera Bob.
Après cet épisode, et à la demande du jeune Morganfield, Blind Pig Records propose à Bob Margolin de produire le premier album du fils (« Rising Son », 1999). Le disque obtient le W.C. Handy Award du « meilleur nouvel artiste » de l’année 2000. Les deux hommes tournent un temps ensemble, avec Pinetop Perkins, sous le nom de « The Rolling Fork Revue », un clin d’œil au lieu de naissance de Muddy.
Entre temps, une « divergence artistique » a mis à fin à la collaboration avec Alligator. Blind Pig Records accueille logiquement l’album suivant, « Hold Me To It », qui sort en juin 1999, et marque un resserrement autour du noyau historique de la musique de Margolin. Une fidélité à un style régulièrement illustrée par la réunion autour de Bob Margolin de glorieux vétérans qu’il entraine aux quatre coins du pays pour des célébrations festives des grandes heures du Chicago blues.
C’est ainsi que le « Bob Margolin All-Star Jam » (Telarc) rassemble en 2003 Carey Bell, Hubert Sumlin, Pinetop Perkins, et glane deux nominations aux Handy Awards 2004 dans les catégories « meilleur groupe » et « meilleur album traditionnel ». Et Margolin continue de valoriser le patrimoine avec les Legends Of Chicago Blues, autre combinaison de ces mêmes musiciens, augmentée de Willie »Big Eyes » Smith et soutenue par quelques espoirs du genre.
Le point commun reste toujours Muddy Waters, le père spirituel auquel Bob consacre un travail de réédition pour le label Blue Sky de Sony/Legacy. Le premier album, « The Muddy « Mississippi » Waters Live Legacy Edition » remporte le W.C Handy Award du « meilleur enregistrement historique » en 2004. Deux autres reconditionnements (« King Bee » et « I’m Ready ») seront nominés dans la même catégorie l’année suivante.
Un seul titre manquait à Margolin, mais le plus prestigieux, celui de « meilleur guitariste ». Il l’obtient deux fois, en 2005 et en 2008. Une consécration qui scelle la carrière exemplaire d’un serviteur du blues.
Début 2007, Bob Margolin a créé son propre label, Steady Rollin’ Records, pour lequel, seul chez lui, il a enregistré l’intime « In North Carolina », du nom de la région où il est venu s’installer auprès de sa femme Pamela. De là, il peut utiliser sa réputation au service de son credo : la cause du Chicago Blues Le bluesman de Boston n’a pas galvaudé l’enseignement du « Hoochie Coochie Man », et il peut continuer d’entretenir le feu.