Frank Stokes

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Frank Stokes est un spécimen rare, du genre à affoler les érudits tout en régalant le quidam. Trésor quasi anthropologique inestimable pour les chercheurs patentés qui se tiennent méticuleusement penchés sur la génétique du blues, c’est aussi un trousseur de refrains à fredonner sans trop se soucier du pourquoi ni du comment. Ce beau gaillard à l’œil fier a passé une bonne partie de la belle époque à enflammer les scènes ambulantes du vieux sud et a laissé un témoignage unique de ce moment précieux où une alchimie improbable a transformé le vil en or, comprenez la bluette en blues.

A la tombée des années 20, lui et Jim Jackson seront les premières vedettes du Memphis blues en formation. Artiste intermittent, occupé entre la forge et les spectacles itinérants, Stokes formera plusieurs duos, le plus souvent avec le guitariste Dane Sane, parfois avec le violoniste Will Batts. Compositeur prolixe – on lui prête une centaine de compositions, dont une partie seulement a été enregistrée – l’auteur de « Mr Crump Don’t Like It » fournit une idée assez précise de l’état du blues à la sortie de la chrysalide « old time ».

Avec Dave Sane, Frank Stokes donne au duo de guitare blues ses premières lettres de noblesse. Moins jazzy que la paire formée par Lonnie Johnson et Eddie Lang, mais plus sophistiquée que les attelages habituels qui s’acoquinent au fil des chemins de campagne du Mississippi, leur association fonde une nouvelle école, harmoniquement fluide et rythmiquement intense, celle du Memphis blues. Les breaks instrumentaux y sont plus fréquents que dans les autres formes du country blues, leur couleur plus affirmée, car la précision du fingerpicking remplace ici le vrac harmonique que produit la slide percutant les cordes. La rencontre du jeu puissamment rythmé de Stokes et des traits vifs de Sane constitue un son inédit et fonde un courant qu’un certaine Lizzie Douglas (Memphis Minnie), élève de Stokes et blueswoman habitée, fera fructifier en compagnie de son mari, Joe McCoy, pour l’établir définitivement comme la spécialité régionale.

Avec Willie Batts, ce sont encore d’autres climats que le violon peut mettre au service de la musique de Stokes, comme sur ce « Right Now Blues » où on l’entend demander à son partenaire: « Ne soit pas brutal avec moi Batts, joue gentiment comme tu sais le faire ».

Frank Stokes possède une voix pénétrante, culotée par l’école de la rue et travaillée sur les planches des spectacles ambulants, une voix chaleureuse et sensible, à l’image de ses blues, tantôt pensifs tantôt enjoués. Le résultat se distingue autant de la véhémence de Charley Patton ou de la fièvre Son House que du phrasé cajoleur de Lonnie Johnson ou de celui, polissé, d’un Big Bill Broonzy.

Né en 1888 au Tennessee, dans le comté de Shelby, au sud de Memphis et à une poignée de kilomètres du Mississippi, Frank Stokes rejoint le Delta encore enfant, à la mort de ses deux parents, pour être élevé par son beau-père, à Tutwiler, le hameau où W.C Handy « découvrira » le blues quelques années plus tard. C’est là qu’il manipule pour la première fois une guitare avant de rejoindre Hernando en 1895 où séjournent de nombreux musiciens noirs : Jim Jackson, Dane Sane, Elijah Avery (des Cannon’s Jug Stompers), Robert Wilkins.

Il n’a que 12 ans quand il commence à travailler comme forgeron. Mais la musique le taraude et il parcourt chaque week-end les quarante kilomètres qui le séparent de Memphis pour rejoindre Dave Sane avec lequel il chante sur les trottoirs de Beale Street.

C’est dans la rue que Stokes s’aguerrit et se forge un style accrocheur et dansant, mêlant chansons de minstrels, fredaines de Tin Pan Alley, rags inventifs et vieux folklore, tout un répertoire de old time music duquel vont émerger bientôt quelques proto blues plus aventureux.

Au cours des années 10, Stokes s’enrôle dans le Doc Watts Medecine Show comme chanteur et danseur blackface en s’associant avec Garfield Akers qu’il a connu à Hernando. Son jeu gagne une ampleur qui impressionne et le jeune Jimmie Rodgers, qui participe un temps à la même troupe avant de devenir l’un des fondateurs de la country music, pioche alors largement dans la technique et l’exemple de Frank Stokes pour se construire son propre style.

Dans les années 20, Frank Stokes décide d’arrêter la vie d’artiste itinérant et s’installe à Oakville (Tennessee) où il reprend son métier de forgeron tout en relançant son association avec Dan Sane. Les deux se produisent dans les fêtes et les parties de la région. Ils se joignent aussi aux Jack Kelly’s Jug Busters, le pendant local des réputés Mississippi Sheiks, le string band de la famille Chatmon qui rayonne depuis la plantation de Will Dockery dans le Delta voisin. Ils reforment aussi leur duo de rue à Memphis, sous le nom de Beale Street Sheiks.

C’est à cette époque que commence le brassage des blues régionaux, jusqu’alors peu exposés les uns aux autres. Le disque, puis la radio, vont tout changer mais pour l’instant Stokes peaufine dans son coin une combinaison personnelle de jeu dense sur les cordes aigues et de basses solides héritées du Mississippi. Un alliage qui en fait bientôt un roi au Tennessee.

Les Beale Street Sheiks sont repérés et enregistrés pour la première fois par Paramount, en août 1927. Mais c’est lorsque une équipe de terrain de Victor Records débarque en ville, l’année suivante, que Frank Stokes est vraiment identifié comme bluesman. Le blues rural est alors en pleine vogue et les émissaires des compagnies de disques ratissent les campagnes, tels des chercheurs d’or, à l’affût de tout talent susceptible de vendre. Et pour eux, pas question d’enregistrer quoi que ce soit d’autre que des blues. Stokes doit faire le tri dans son répertoire. Au total, il gravera 38 titres en moins de trois ans pour ces deux compagnies.

Les sessions organisées en février et août 1928 fournissent des standards, chantés seul ou en duo avec Sane, comme « Downtown Blues », « Bedtime Blues », « I Got Mine », « Stomp That Thing » et un « Tain’t Nobody’s Business If I Do » dont Bessie Smith et Jimmy Whitherspoon feront des reprises célèbres. A la demande de Victor, le duo grave aussi un blues intitulé « How Long », histoire de profiter du hit sorti deux mois plus tôt chez Vocalion, par un autre duo fameux, celui du pianiste Leroy Carr et du guitariste Scrapper Blackwell, et intitulé « How Long, How Long ».

En 1929, les Beale Street Sheiks entrent à nouveau en studio chez Paramount et Stokes enregistre sous son nom pour la dernière fois en septembre sur Victor, accompagné par le violon de Will Batts. Des titres plus proches de la old time music en train de disparaître au profit du blues et de la country qui, chacun de leur côté, vont illustrer une parenthèse raciale dans la musique populaire américaine que seul le rock’n’roll pourra refermer, quelques vingt cinq ans plus tard.

Mais la terrible crise économique de 1929 met à mal l’industrie discographique et signe la fin de l’Eldorado du country blues. Frank Stokes reprend la route. Il n’enregistrera plus, même s’il reste très populaire au cours des vingt années suivantes, sillonnant le sud dans des spectacles itinérants, comme le célèbre Ringling Brothers Circus.

Dans les années 40, revenu s’installer à Clarksdale, on l’entend souvent en compagnie de Bukka White dans les juke joints de la région. Comme White, mais dans un registre plus proche d’un Mississippi John Hurt, Frank Stokes continue alors de jouer cette forme de folk-blues qui ressurgira à l’aube des années 60 et fera des deux premiers des icônes du blues revival. Stokes, lui, n’aura pas la chance d’être encore là pour obtenir la même reconnaissance. En 1952, alors que sa santé décline, il se retire et rejoint l’église. Il décède à Memphis le 12 septembre 1955 des suites d’une hémorragie cérébrale.

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