Long John Hunter

[SinglePic not found]

cliquez sur l’image pour l’agrandir !

Un dollar cinquante. Si les copains de la fabrique de caisses où travaillait John T. Hunter ne s’étaient pas cotisés pour payer son billet d’entrée au Raven Club de Beaumont (Texas) un soir de 1953, jamais celui-ci n’aurait songé jouer le blues. Ce n’est pas tant que le concert donné ce mercredi là par B.B King ait été pour lui une révélation musicale foudroyante, mais plutôt que le jeune homme fut sidéré par l’effet, proprement frénétique, que produisait le jeu de guitare du jeune Riley sur la composante féminine de son auditoire.
Dès le lendemain – on est donc jeudi – Hunter achète une guitare chez Swice-Good Music. Le soir même, la police menace de l’embarquer pour tapage nocturne s’il ne baisse pas son ampli. Le samedi, il interprète à la tête d’un trio, dans un bar à bière du coin et en boucle, les deux titres qu’il vient d’apprendre. Il touche deux dollars cinquante. Un an plus tard il joue à son tour sur la scène du Raven. Quand à son premier single, il l’intitulera… « Crazy Girl ». Bouclé !

C’est un peu plus tard, bien loin du toucher raffiné du King, dans des bouges mexicains aux ambiances autrement dépravées, que Long John Hunter va faire ses vraies classes. Une drôle d’école. En plein Sin City. A côté de ces bars chicanos, les gargotes du chitlin’ circuit font figure de salles de patronage. Pas des endroits à mettre une Lucille dehors. L’efficacité de Hunter se forge là, à force de larder d’éclats coupants un groove rentre dedans propre à émoustiller les danseurs. Un vrai boulot d’abattage. L’important étant de rassasier chaque soir, et jusqu’au petit matin, des hordes assoiffées de sensations fortes qui se pressent autour de ce diable de bonhomme qui découpe à la chaîne des riffs épais comme des tranches de T-bone. Loin de tout, au fil des ans, Hunter va ainsi se tailler une réputation qui tourne peu à peu à la légende.

Musicalement, Long John Hunter est un travailleur de masse. Celle des notes, qu’il ne lâche jamais sans les avoir préalablement triturées, l’une après l’autre, les fourrageant longuement, soigneusement, sans jamais les précipiter – un peu comme un Albert Collins qui jouerait en décomposé – en leur laissant tout le temps de gémir entre deux malaxations profondes. La masse de ses fans aussi, qui s’agglutinent devant ce sorcier des parties nocturnes qui les brassent à coup de shuffles appuyés, appliqués au manche par des paluches impressionnantes, aux phalanges larges comme des frettes. Une musique que les éditeurs attendront que son pourvoyeur passe les 60 ans, et arrondisse un peu son jeu, pour lui accorder enfin une exposition ouverte au public.

John Hunter est né en Louisiane, en 1931, près de Shreveport, dans une famille de métayers. Il grandit en Arkansas, où ses parents s’installent lorsqu’il a trois ans, En 1953, les Hunter rejoignent la communauté de Devers dans la région de Piney Woods, près de Beaumont (Texas). Jusque là, John n’a pas prêté beaucoup d’attention à la musique – la plupart du temps de la country, Hank Snow, Lefty Frizzell – qu’il entend sur la radio que son père branche sur le circuit électrique de la voiture, pendant qu’ils travaillent dans les champs et quand la batterie ne tombe pas à plat.

L’idée de jouer d’un instrument ne lui est jamais venue à l’esprit. Jusqu’à ce concert de B.B King où son copain Irving Charles l’emmène, et qui scelle sa conversion instantanée et conjointe au blues et à la guitare. Les débuts sont prometteurs. Son trio, les Hollywood Bearcats, tournent sur les terres du West Texas, avec un premier single enregistré dans une station radio de Beaumont (« She Used To Be My Woman and Look Who’s Got Her Now, » « Crazy Girl »smiley et ce contrat signé dès l’année suivante avec Don Robey, le patron de Duke Records.

Mais c’est un faux départ. En le signant, Robey cherche apparemment à neutraliser un concurrent de ses poulains (Junior Parker, Bobby Blue Bland, Johnny Ace). En tout cas, dès qu’il a racheté les droits du single, celui-ci disparaît mystérieusement des bacs, et Duke Records n’éditera jamais Hunter.

On est en 1955. Long John et ses Bearcats sont installés à Houston et font les clubs en compagnie de Johnny Copeland, Albert Collins et Little Milton. Le groupe se débrouille plutôt bien, avec trois sets par jours chaque fin de semaine, à sept dollars le set. En 1957, un ami propose à Hunter de tenter sa chance du côté d’El Paso. Le coin le plus torride dont puisse rêver un groupe de club, selon lui. Mais à l’ouest du Texas, à mille kilomètres de là, au milieu des cactus géants.

Voilà le trio qui débarque à la frontière mexicaine et donne un premier set qui fait un tabac, juste de l’autre côté du Rio grande, à Juarez. La boîte s’appelle le Lobby Bar, et ce soir-là les Bearcats écrasent la concurrence. Les habitués de mariachis et de country & western sont médusés par le blues tamponneur de la bande. Les voilà aussitôt signés comme groupe résidant.

Un sacré changement pour Hunter. On lui verse un cachet de star et on l’installe dans un appartement en ville, avec garde robe hype, voiture, chauffeur et deux gardes du corps en prime. Une précaution car l’endroit est très chaud. Le Lobby attire une faune hétéroclite, mélange explosif de cow-boys mexicains, de marines en perme débarqués de Fort Bliss, de contrebandiers, de petites frappes amphétaminées et de touristes émoustillés à l’idée d’un possible donkey show.

Long John Hunter va passer treize années sur la scène du Lobby – sept nuits par semaine, et dix bagarres par nuit. Loin de toute influence, il se forge un tour de main qui ne ressemble à aucun autre. Cette longévité force l’admiration dans toute la région. Des années pendant lesquelles, même si la concurrence reste limitée, Long John Hunter devient l’incontestable roi du West Texas Blues. Et un redoutable showman. Ce grand noir et son combo de gringos malingres – les Bearcats d’origine sont repartis depuis longtemps – sont devenus une attraction incontournable des nuits borderline du désert texan.

Parmi les tours qui font sa renommée, il y a ce fameux numéro qui le voit se suspendre d’un bras à une poutre au dessus de la piste de danse, tout en continuant de jouer de l’autre main, le manche de sa Telecaster solidement empoigné tandis qu’il frette les cordes, les jambes dans le vide, sans perdre le fil de son morceau, ni le moindre millimètre de son groove.

A ce stade, sa réputation est devenue telle qu’aucune vedette de passage ne veut louper ce phénomène. Gatemouth Brown, Albert Collins, Lightnin’ Hopkins, Big Mama Thornton, Etta James, Lowell Fulson viennent faire une pige aux côtés de Hunter. Ray Sharpe, le rocker texan qui a placé son « Linda Lu » dans le Top Ten, compose même un morceau sur Long John et le Lobby. Jusqu’aux rockers, Bobby Fuller et Buddy Holly, qui passent régulièrement pour le voir tandis que James Brown traverse la frontière pour se rendre compte par lui-même. Un Godfather qui repasse un soir, avec ses JB’s, monte sur scène pendant une pause et se voit prié sans ménagement par le public de laisser la place à son « Texas Shuffle King » dès que ce dernier pointe son Stetson.

Entre 1961 et 1963, Hunter enregistre plusieurs simples de blues texan up tempo pour Yuca Records, un label d’Alamogordo. Ces titres (« El Paso Rock », « Midnight Stroll », « Border Town Blues ») sont repris dans l’album « Texas Border Town Blues » (Double Trouble Records, 1986). Un témoignage un peu édulcoré par rapport à ses prestations nocturnes, mais un jeu qui révèle des traces audibles de quelques grands noms du blues texan : T-Bone Walker, Gatemouth Brown ou encore Guitar Slim. Mais ces disques ne se font pas remarquer en dehors des terres acquises à sa cause. Ce qui ne le dérange pas outre mesure. Hunter est comme chez lui à Juarez où il continue d’être choyé comme un nabab. Et quand le Lobby ferme, il s’installe au King’s X, juste en face, à El Paso.

La vie aurait pu continuer ainsi pour Hunter. Il ne manque jamais de boulot, peut assouvir son goût du show et recevoir en retour plus que sa part d’enthousiasme. Il refuse une offre de Charlie Daniels qui veut l’enrôler à ses côtés du côté de Nashville. La Californie lui fait les yeux doux. Sans plus de succès. L’air y est trop pollué à son goût. Il ne s’emballe pas non plus quand, en 1985, une session avec le label Boss donne « Smooth Magic », un album fantôme distribué on ne sait trop où. Long John quitte finalement la frontière mexicaine au début des années 70, pour retourner au Texas et s’installer à Odessa.

C’est en 1993, âgé de 62 ans, qu’il enregistre enfin son véritable premier album. Bien que sorti sur un petit label, Spindletop Records, ce « Ride With Me » le fait remarquer. Son blues sans prétention moderniste, mais dont le jeu, taillé à la serpe, contraste savoureusement avec sa voix onctueuse, sonne à contre-courant des tendances sophistiquées du moment. Le magazine Rolling Stone le pointe dans ses colonnes. Mais le label fait faillite et il faudra attendre 1998 pour que l’album soit enfin distribué correctement, cette fois par Alligator Records.

C’est en effet la compagnie de Bruce Iglauer qui va, entre temps, changer la donne en signant Long John Hunter. La sortie de « Border Town Legend » (Alligator, 1996) est saluée par la critique. Des titres bien plantés, relevés d’une sauce cuivrée et qui passent sur toutes les radios blues du pays.

L’accueil de « Swinging From The Rafters » – clin d’œil à son numéro de trapèze accroché à la charpente du Lobby’s – qui sort l’année suivante, toujours chez Alligator, confirme Hunter comme la nouvelle sensation du Texas blues. Après quarante années passées à porter au rouge des salles enfumées, Long John voit enfin la lumière. On le retrouve sur la scène du Chicago Blues Festival et il tourne en Europe, avec son Walking Catfish Band.

En 1999, le label l’associe à Lonnie Brooks et Phillip Walker pour « Lone Star Shout Out ». Puis, en 2003, il enregistre « One Foot In Texas » avec son frère Tom. Un quintuple pontage cardiaque en 2004 lui impose de calmer un peu le jeu. Même à près de soixante quinze ans, Long John Hunter n’abdique pas et cinq ans plus tard il annonce la couleur avec le titre de son dernier album, « Looking For A Party » (Blue Express Records, 2009). On y retrouve ces tranches de vie instantanées montées sur des shuffles solides, des rock jumps parfois teintées de sauce louisianaise et quelques accents soul « old school ». Avec l’âge, le blues de Long John Hunter demeure décidemment aussi solide.

This entry was posted in Série Noire and tagged , , . Bookmark the permalink.