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On ne batifole pas avec le blues d’Otis Taylor. Et lui-même n’est pas là pour s’amuser. Il vous jauge son homme tel un grizzly méfiant prêt à rabattre sa lourde patte si d’aventure se présentent quelques balivernes sur des choses qui lui tiennent à cœur. Et de ces choses là, il y en a, vu qu’Otis Taylor se sent concerné par à peu près toutes les misères que propose la condition humaine.
« Je ne suis pas un bluesman, je suis un artiste ». S’il a un avis tranché sur la question, Otis Taylor n’a rien d’un prétentieux, et dans cette revendication il embrasse tous ses pairs, passés et à venir, tous les compositeurs afro américains qui, depuis Charley Patton, ont été enfermés par des naturalistes compatissants dans une case spécialement ouverte à leur intention dans la rangée des expressions primitives.
Pourtant, à l’écouter, on ne peut s’empêcher de penser aux meurtrissures de cet homme, campé entre deux races, dont le grand-père fut lynché et l’oncle assassiné parce qu’ils appartenaient à l’une, et qui découvrit un jour que la musique qu’il jouait sur son banjo était, sans le savoir, celle qui faisait danser l’autre. C’est pour cela, et d’autres choses, que l’âme d’Otis Taylor semble toujours en colère.
Otis Taylor joue un blues hanté par de vrais fantômes, un des plus sombres que les douze mesures ont jamais portés. Sauf que son blues à lui ne fait jamais vraiment douze mesures. Ce sont des mélopées un peu monotones, d’abord lancinantes et finalement spectrales, qui se balancent, sans notion du temps, de chaque côté d’une pulsation fiévreuse, hypnotique – une transe africaine – et comme taraudée par l’épreuve. Parfois seulement l’étau se relâche et laisse échapper une volute de guitare, une giclée de jazz ou le staccato d’un violoncelle, quelques fragments ténus de lumières qui repoussent un instant les ombres, comme on chasse de la main le passage d’un mauvais rêve à portée de son visage.
Taylor a emprunté à John Lee Hooker l’art du battement minéral et les secrets de l’accord unique, ces impitoyables faiseurs d’hypnose. Comme chez le maître de Detroit, la musique s’écoule chez lui par atmosphères plutôt qu’elle ne s’installe dans des mélodies. Son battement monolithique libère une charge émotionnelle envoûtante, un signal angoissant tout juste sublimé par les timbres feutrés d’une instrumentation apaisée (cello, cornet, mandoline) et la justesse subtile des musiciens qui l’accompagnent.
Chantre de la négritude, redresseur de mémoire, celui qui a retiré au banjo son goût amer de liège brûlé, est non seulement un chanteur engagé mais aussi un de ceux qui replacent clairement l’Afrique au centre de leur art. Chez lui, les rythmes et les instruments sont systématiquement utilisés à la manière des pièces lancinantes, nomades et colorées qu’a toujours su forger le grand continent matrice.
Pour toutes ces raisons, la reconnaissance fut laborieuse, en Amérique encore plus qu’ailleurs. Arrivé sur les scènes à la fin des années 60, il n’y avait plus de public pour vouloir régler ce genre de comptes et Richie Havens avait déjà occupé la face lumineuse de son cri. Intransigeant sur son art, Taylor claque alors la porte pour ne revenir que vingt ans plus tard, à l’approche d’une fin de siècle où, de nouveau, la société s’interroge et trouvent dans ses blues concernés l’écho de sa propre conscience.
Depuis 1997, dix albums ont jalonné cette carrière entamée sur le tard par un homme à l’approche de la cinquantaine. Dix voyages intimes dans un univers de drames, de violences et de rédemptions. Des œuvres originales et habitées qui forment une longue liste des blessures humaines et dont les titres parlent souvent d’eux mêmes : « When Negroes Walked The Earth » (1996), « White African » (1997), « Respect The Dead » (2002, « Truth Is Not Fiction » (2003), « Recapturing The Banjo » (2008), « Pentatonic Wars & Love Songs » (2009).
La majorité de sa discographie est sortie chez Telarc, ce qui dit tout sur le rendu exceptionnel dont bénéficient les sonorités organiques du griot des Appalaches.