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Le blues de Jack Bon a d’abord poussé comme le chiendent entre les plaques du boogie rock français des années 70. Un peu de verdure au milieu d’un paquet d’énergie, le tout balancé entre une façade d’abattoir et la carcasse méchante du complexe sidérurgique voisin. La musique façon Givors, enveloppée par les vapeurs acres du couloir de la chimie. Riffs cloutés et blues au p’tit mat’.
Un gamin de la Croix-Rousse qui bricole un bottleneck dans son coin en pleine mania Joe Dassin, c’est forcément un signe. Surtout si, à son âge, il a déjà tout compris. S’il sait comment on passe de Robert Johnson à Muddy Waters et de là jusqu’à Brian Jones. La suite n’est plus alors qu’une question de circonstances – et de temps.
C’est l’époque où la capitale des Gaules vient de virer rock, dans un hexagone pas encore vraiment sorti de sa période Ronnie Bird. Les Dogs débarquent à peine. Il faudra attendre encore quelques années avant que Trust, Starshooter, Téléphone et autres Bijou déplacent les lignes.
Le jeune Jack – son vrai prénom en plus – a commencé à flipper sur les disques de Michel, le grand frère, qui écoute – mais pas que – les Rolling Stones et Chuck Berry. Il a dix ans et c’est le versant noir du rock qui le marque d’entrée. Un peu plus tard, il y a les concerts à la Bourse du Travail et le frangin qui, un soir, l’emmène voir Freddie King. Là, c’est le choc. La révélation du pouvoir dynamique des cordes, si tant est quand on a les pognes et les tripes pour.
Pour commencer, il doit se débrouiller seul, placer ses doigts au bon endroit sur la guitare acoustique que Michel a ramené à la maison. Une méthode d’accords passe-partout avec son disque souple – histoire de se repérer – servent à jeter les bases. Et il y a toujours un copain dans le quartier où au lycée pour glaner deux trois trucs. Les disques que son frère empile lui donnent une sacrée vue sur ce qui se passe de chaque côté de l’Atlantique. Le jeune Jack ne perd pas une miette de la déferlante musicale qui s’abat sur la fin des années 60. Des power trio british aux combos blues des ghettos de Chicago, en passant par la révolution Dylan, il encaisse tout ça, s’offre son premier LP – Johnny Winter, live évidemment – remonte à Son House et finit par une fixation sur la slide de Jeremy Spencer qui recycle alors Elmore James au sein de Fleetwood Mac.
Un sacré passe-partout que ce petit cylindre de métal qu’il s’est fabriqué et qui va épater son monde bien au-delà des pentes des Terreaux. A commencer par ce premier groupe un peu sérieux où Jack vient brancher la réplique japonaise à dix euros que ses parents lui ont offerte. « S.H.B. » (« Soul Heating Band »), qui joue en semi pro dans les soirées lycéennes et passe en attraction rock dans les bals du coin, a vite fait d’embaucher ce jeunot à peine dégrossi mais qui sonne en accord ouvert.
A cette époque – on est en 1974 – Jack prépare un Deug de Droit à la fac. Mais son idée, c’est déjà la musique. Alors, un samedi soir, quand des types plus âgés qui se sont mis au boogie du côté de Givors voient avec quel aplomb ce gars manie sa slide, son sort est aussitôt scellé. Le voilà de l’aventure de Ganafoul.
Ganafoul (« comme un fou ») va devenir au rock français ce que Status Quo représente outre Manche, la longévité en moins. Le groupe, bientôt remanié en trio, et dont Jack Bon s’impose vite comme le compositeur et le leader, est repéré en 1977 par Roberto Piazza, alias « Little Bob », qui du côté du Havre est en train de faire monter en puissance le pub-rock de son Little Bob Story. C’est lui qui les présente à Jean-Claude Pognant, le patron des disques Crypto. Le premier album sort dans la foulée (« Saturday Night », distribué par RCA). Quelques semaines plus tard le groupe fait déjà l’Olympia en ouverture des normands.
Le second album, « Full Speed Ahead » – un titre qui ne trompe pas – est édité l’année suivante. Il contient un reprise musclée du « I’m A King Bee » de Slim Harpo que les Stones avaient, eux, scrupuleusement respectée sur leur premier LP. Le groupe tourne et commence à pointer dans les classements rock. Entretemps, la vague punk est venue fouetter le sang d’un public gavé au progressif. Le rock dur de Ganafoul profite de ce retour aux fondamentaux et 1979 les voit partout où ça bouge. Auprès de Dr Feelgood à Orange, en ouverture d’AC/DC à Aix. Et du coup en troisième position, derrière Téléphone et Ange, au référendum annuel du magazine Best.
Mais le contrecoup du punk déplace à nouveau le curseur français. Alors que du côté britannique, on garde l’énergie mais on remballe discrètement l’attirail anarchiste, en France le rock joue les Gavroche et passe la tenue de combat. Vu des labels indépendants, le boogie old school et les paroles anglaises de Ganafoul deviennent tout à coup limite réactionnaire, tandis que chez les majors, on veut du «Téléphone » sinon rien. Les ventes des trois albums qui suivent témoignent du déclin (le live « Route 77 » et « Side 3 » en 1979, « T’as Bien Failli Crever » en 1981, tous chez Crypto, RCA). Malgré les changements d’orientation, de personnel et les textes en français, l’aventure s’arrête en 1982.
La page tournée, Jack Bon tente sa chance seul. Mais l’homme n’est pas à son aise dans les années « new wave ». Les maquettes se multiplient chez des compagnies commerciales qui imposent leurs critères. Le lyonnais se voit accordé sa chance en 1985, avec une reprise osée du « Non, Je Ne Regrette Rien » de la Piaf. Mais sur les antennes, c’est Daho et Goldman qui cartonnent.
Vaches maigres, petits boulots et le blues – le vrai – qui s’insinue dans la tête et entre les piges. Jack goûte à l’intermittence, se retrouve à tirer des câbles aux quatre coins des théâtres lyonnais. Autour, ça ne s’arrange pas pour le rhythm & blues façon Stax. On est passé à l’électro. Pour garder la main il continue de jouer sa musique avec les copains et en 1987 les Jets ne se contentent plus d’animer les troquets branchés rock de la région lyonnaise. L’année suivante on les retrouve au « Printemps de Bourges ».
C’est en 1991 que Jack Bon signe chez Lazer, un label lyonnais où il tente une nouvelle percée. L’énergie ne manque pas, et « Quartier Chaud » sort avec la complicité des potes de toujours. La promo, elle, reste en rade et le créneau semble définitivement déserté. Mais à la Croix-Rousse, les amitiés sont fidèles. Avec le soutien de G.G Millet, qui tient le studio « 8PM », Jack continue de travailler des démos. Dans les pubs de quartiers, sa formation du moment ne prend pas vraiment la peine de se trouver un nom mais se déchaîne joyeusement sur de la soul sauce Memphis.
Une vieille connaissance lyonnaise, l’harmoniciste « D.C » se joint de temps en temps à la bande. En 1995, ça débouche sur un album, « Super Harp », signé D.C Blues Band, featuring Jack Bon. Au menu rien que des standards blues et soul. Des bonnes vibrations qui rappellent à Jack Bon qu’il vient de là et lui donnent le goût d’y retourner. Fini les concessions, la traque au single calibré, c’est l’heure du retour aux sources.
Le projet suivant va mener le Jack Bon électrique sur l’autre chemin du blues, la face rurale, celle des pionniers. Il inaugure une formule en duo, « B & J », avec le guitariste acoustique Bernard Repellin (ex- Arsenic). Nouvelle tournée des bars de la région, cette fois avec un répertoire country blues, dont un « Prodigal Son » qui atterrit fin 1996 sur une compile lyonnaise.
Mais les temps restent difficiles et cette fois Jack chope un vrai coup de blues. L’idée de tout plaquer pour s’acheter un camion à merguez (dixit) lui passe par la tête. Il faut le projet du distributeur Musea, en 1998, pour lui redonner l’envie. Musea vend du rock sur catalogue et veut diversifier son offre. Son nouveau label, « Bluesy Mind », a été créé pour ça et suggère l’idée d’une réincarnation de Ganafoul. Il s’ensuit dix jours de répétition et deux concerts mis en boîte au Transbordeur de Lyon avec, au milieu des reprises du groupe, une version, lourde et allumée, du « Crossroads » de Robert Johnson, qui donne son titre à l’album qui parait en janvier 1999.
La boucle est bouclée. C’est un Jack Bon rechargé d’énergie boogie et habité de bleu qui peut désormais s’attaquer, quasi en solitaire, à la face Sud de la grille blues. Le résultat apparaît sur l’album justement nommé « Mixed Blues » (Frémeaux & Associés, 2002). Des compos perso, quelques reprises (Leadbelly, Taj Mahal, Neuville Brothers, Dylan), au total douze titres plus ou moins électrifiés qui retiennent l’attention de la critique.
Une réussite qui donne des idées à un Jack Bon qui se rapproche petit à petit de l’esprit des grands anciens, ces baroudeurs de l’entre deux guerre qui se déplaçaient au feeling, guitare en bandoulière, jouant ici et là, au fond d’un troquet ou au bord d’une piste en goguette. Une mutation qui passe par une phase de repli, le besoin de comprendre des choses. Plongé dans les bouquins, il dévalise les médiathèques, remonte le cours du blues jusqu’aux plantations du Mississippi et sur les pentes des Appalaches. Il en ressort transformé, une casquette de marin breton vissée sur la tête – son mojo – tel un Tommy Johnson ne lâchant plus sa patte de lapin.
L’album « Live & Acoustic » (Mosaïc Music, 2007) atteste de la chose. Cette fois, que des hommages : Blind Willie McTell, Blind Willie Johnson, Blind Lemon Jefferson, Fred McDowell, Robert Johnson, Blind Blake, Mississippi John Hurt et jusqu’à Robert Petway, un gars qui ne fait pas la une, même des encyclopédies blues. Un set électro acoustique qui ne tombe pas dans la copie de maîtres. Jack esquive les redites, surprend les rythmes et sa voix colle étonnement à l’atmosphère intimiste de ces standards chamboulés – une rareté quand on est blanc, une gageure si on est français et une sacrée preuve de la sincérité du bonhomme.
Jack Bon est vraiment passé au bleu. Il va même prendre son bâton de pèlerin pour aller le raconter. Il met au point « Blues Boom », une conférence-concert qu’il propose aux médiathèques. L’idée s’avère bonne, le bouche à oreille fonctionne et le voilà devant des publics tous nouveaux pour lui. Il va dans des collèges, investit des réfectoires de pénitenciers, joue devant des grands malades où expose son histoire du blues dans quelque galerie de peinture.
Boogie Jack et Professeur Bon mènent dorénavant leurs deux vies. Côté scène, c’est d’abord Electric Combo – avec Stéphane Augagneur à la basse et Eric Delbouys à la batterie – puis côté bacs, 2009 voit débarquer Electric Duo, avec seulement Delbouys, pour l’album « Low Class Blues » (Mosaic Music). Du hard blues, beaucoup de compositions originales, et un son qui marie formidablement la dynamique rock et le souffle tourmenté des bluesmen prêcheurs. Alors le disque marche et les mp3 se téléchargent jusqu’en Australie et aux USA, des coins qui n’en croient pas leurs oreilles tant la pêche des deux frenchies fait claquer les membranes. Cette fois, il semble bien que Jack Bon et sa casquette de pêcheur de moules ont trouvé le port.