Kenny Wayne Shepherd

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Tandis que les « air guitaristes » pillent ses plans pour leurs concours, découvrant incidemment le blues sous les traits juvéniles de ce nouvel apôtre bleu – quand ils ne le prennent pas pour le messie en personne – leurs aïeux encore de ce monde, et dont les goûts naviguent plutôt autour de 90 bpm, se perdent en conjectures quant à la part de l’ADN du jeune homme qu’il est raisonnablement possible d’attribuer à Charley Patton et à ses proches. Look Kurt Cobain et poses Steve Vaï, Kenny Wayne Shepherd empile les disques de platine et remet le blues au centre du débat. « Enfin ! » clament les uns. « Circulez ! » conseillent les autres.

Shepherd est un cas d’école. Côté face, un bébé champion poussé par un papa influent, qui volatilise les records de précocité et perfore les charts rock à coup de pentatoniques étirées comme du chewing-gum sous une semelle. Côté pile, un marmot tombé dans le blues à l’âge où le commun des bambins balbutie le Bon Roi Dagobert, puis un ado passant ses nuits à écouter d’antiques 78 tours crachotant des vieux blues mâchonnés par des types en salopettes. Très tôt Shepherd impressionne, récite Hendrix et reconstitue Vaughan – dont il serait selon certains une sorte de réincarnation -  et, par conséquent, divise son monde  Entre soupçon bling-bling et conviction karmique, le jeune surdoué remet une pièce dans le distributeur à conflit générationnel.

Tout va très vite pour lui. Shepherd fait tomber les temps intermédiaires: premiers pas sur scène à treize ans, première maquette en studio à quatorze et contrat planétaire chez un major à seize. A dix-huit ans, il débarque sur les radios rock à des heures de grande écoute, avec des hits en série (« Deja Voodoo », « Blue On Black », « Slow Ride », « In 2 Deep »,..), le tout placardé blues et occasionnant à ce dernier une de ces montées de sève roboratives dont on ne lui sentait plus les artères pour.

Bien sûr, son jeu, comme son répertoire, suscite le débat. Si personne ne conteste l’agilité du guitariste, il faudra du temps au bluesman pour commencer à convaincre. Jusqu’à faire le tour du Delta, dans le plus simple appareil – une six cordes débranchée – pour montrer à ses fans, comme à ses détracteurs, de quel bois il était vraiment fait. Près de vingt ans après son éclosion, Kenny Wayne Shepherd reste un cas à part.

Son père, Ken Brobst, alias Shepherd, nom de famille de sa femme mais qui sonnait mieux à son goût, vu qu’il travaillait à la radio locale, est un passionné de musique et fréquente le milieu. Pourtant c’est sa grand-mère qui, la première, offre à Kenny une collection de guitares en plastique obtenue avec quelques feuillets de timbres S&H Green. On est en 1980, lui a tout juste quatre ans et vient de flasher sur Muddy Waters et John Lee Hooker.

A sept ans, après avoir assisté à un concert de Stevie Ray Vaughan organisé par son père – on raconte qu’il l’a passé en partie assis sur un ampli de scène – Kenny commence à jouer sur une Yamaha bon marché. Un apprentissage en solitaire qui consiste à faire du repérage note par note en rembobinant inlassablement les rubans des cassettes de son nouveau héros.

A treize ans, il étonne déjà par sa virtuosité. Au point que Bryan Lee, qui à l’époque joue régulièrement à l’Old Absinthe House Bar, dans le Quartier Français de la Nouvelle Orléans, accepte un soir que ce gamin monte jouer un ou deux morceaux avec lui et finit par le garder à ses côtés jusqu’à trois heures du matin.

Le problème de Kenny, c’est qu’aucun musicien de son âge ne joue du blues. Sa chance, c’est d’avoir un père capable de débaucher Buddy Flett et ses musiciens pour l’accompagner lors de sa première apparition officielle sur scène. En 1993, une vidéo de sa prestation au Red River Revel Arts Festival de Shreveport est judicieusement soumise par Ken Shepherd à Irving Azoof. Le patron de Giant Records signe aussitôt le petit prodige. Comme il faut lui trouver une voix  – Kenny ne chante pas – c’est Cory Sterling qui assure ce rôle. Le premier album sort en 1995, intitulé « Ledbetter Heights », du nom du faubourg noir de Shreveport anciennement habité par Huddie Leddetter, dit « Leadbelly ». Il se vend à plus de 500.000 exemplaires en l’espace de quelques mois.

Au menu, un blues-rock plutôt tapageur et trois hits (« Deja Voodoo », « Born With A Broken Heart », « Aberdeen »). L’exercice épate la galerie rock mais laisse de marbre les milieux blues autorisés. Un blondinet qui mouline une Stratocaster portée bas – même si c’est un modèle 1961 – ne peut être que suspect. Pourtant James Brown s’extasie, qualifie le garçon de nouvelle merveille du monde et jure déceler dans sa musique plus de soul que ce qu’il a entendu depuis belle lurette sortir des doigts d’un blanc-bec. Sic.

En avril 1997, Kenny Wayne change de « voix » avec l’arrivée de Noah Hunt dans son groupe. Il confirme sa ligne de conduite blues-rock vitaminé avec le succès, en fin d’année, de  « Trouble Is… » (Revolution Records, 1997), qui lui apporte quatre nouveaux hits, « Somehow, Somewhere, Someway », « Everything Is Broken », « Slow Ride » et surtout « Blue On Black » qui va passer dix-sept semaines en tête des classements sur les radios rock. Quant à « Trouble Is… », il bat le record de présence d’un album dans les charts blues en y séjournant plus de deux ans, et permet au passage à Kenny Wayne Shepherd d’être nominé une première fois, à 20 ans, aux Grammy Awards. Les spécialistes, eux, lèvent à peine un sourcil.

Avec « Live On » qui sort en 1999, Shepherd continue de surfer sur le succès commercial. Trois singles en sont extraits et entrent dans le Top 10 : « In 2 Deep », « Was » et « Last Good Bye ». A la clé, une seconde nomination aux Grammy. Si les tropismes Vaughan et Hendrix se font encore fortement sentir, Shepherd commence pourtant à laisser respirer un peu plus son jeu et certains observateurs y voient un signe encourageant.

Devenu la coqueluche blues des tourneurs rock, Kenny Wayne Shepherd semble désormais en mesure d’occuper cette niche stratégique en jachère depuis la prise de recul, quand ce n’est pas la quasi retraite, des grandes gloires du genre (Clapton, Winter, Moore). Il poursuit ses classes en ouvrant pour les grosses écuries du circuit : Lynyrd Skynyrd, Rolling Stones, Aerosmith, Bob Dylan, Eagles. Avec quelques deux cent cinquante shows par an, le guitariste fonce derrière les sirènes. C’est donc logiquement que l’album suivant, « The Place You’re In »  (Reprise Records, 2004) cible le podium. Calibré FM sous des allures de faux dur, l’objet doit sceller définitivement l’affaire grâce à un ancrage rock plus évident. Erreur de tir et flop commercial. L’échec cueille le jeune prince en plein vol et fait d’autant plus mal que Shepherd y faisait ses grands débuts en tant que compositeur et chanteur.

Si les apparences sont préservées, l’atterrissage est rude pour Kenny. Il passe par une période difficile, d’autant que sa vie personnelle est également secouée. Sa séparation, après deux ans de vie commune avec Melissa Abcock, couplée à une sévère addiction à l’alcool, effritent le parcours de rêve. Mais le jeune homme se reprend, épouse en 2006 Hannah, la fille de Mel Gibson, et décide de recentrer sa musique. Une quête d’authenticité sous la forme d’un retour aux sources qui va s’avérer salvateur.

Laissant à la maison ses Strates « signature » et ses pédales Dunlop, Kenny Wayne Shepherd décide, en 2006, de partir avec son  nouveau groupe, les  prestigieux Double Trouble – la rythmique de Stevie Ray Vaughan -  à la rencontre des musiciens du Deep South. Au départ, l’opération a plutôt vocation de cure thérapeutique et doit consister à jammer en leur compagnie. Une console portative est quand même embarquée, histoire de se faire quelques beaux souvenirs. Mais l’expérience tourne au voyage initiatique, avec une série de rencontres lumineuses qu’un film et un album, « 10 Days Out : Blues From The Backroads », immortalisent en 2007.

On y trouve un Shepherd pétri d’humilité, s’effaçant avec élégance derrière ses glorieux ainés (B.B. King, Hubert Sumlin, Pinetop Perkins, Clarence Gatemouth Brown, Honeyboy Edwards), et tout aussi respectueux devant la poignante authenticité de quelques bluesmen sans âge et totalement ignorés (Neal Pattman, Cootie Stark, George Butler et une Etta Baker de quatre vingt onze ans qui tricote encore étonnement sa guitare). Une mise en perspective qui offre à son public l’opportunité de découvrir, d’un coup, un peu des origines et de la nature profonde du blues. Tout cela enregistré dans des arrière-cours, des petites cuisines, sous des auvents branlants ou à l’orée d’un bois.

Avec « 10 Days Out », et alors même qu’il s’y fait peu entendre, Shepherd reprend rapidement pied. Non seulement il renoue avec le succès – record des ventes 2007 dans la catégorie blues – et les nominations aux Awards, mais cette fois sa sincérité ébranle les réticences les plus tenaces. Quant à son jeu, plus discret, il y gagne une épaisseur nouvelle et une couleur enfin plus personnelle. A trente quatre ans, Shepherd sort de la catégorie bête à concours. Il vient de boucler sa première vie et de choisir son camp.

Depuis, Kenny a repris la route. Côté voix, il a sagement décidé d’attendre que le temps fasse son travail. « Après tout Clapton a mis longtemps avant de s’imposer sur ce plan-là ! » note-t-il avec un brin de malice. Il enregistre en 2010, avec la même équipe, une session en public qui devient  « Live ! In Chicago » (Roadrunner Records). Un mélange de prises faites avec son groupe et de jams avec quelques uns des bluesmen de l’épisode « 10 Days Out ». L’occasion de constater à quel point le jeune coq a muri.

Toujours très actif, Shepherd fait aussi partie des guitaristes animant régulièrement le « Hendrix Experience Tour », ces shows « all stars tribute »  qui entretiennent chaque année, sur les scènes américaines, la flamme du Voodoo Chile. Un nouvel album doit sortir au printemps 2011, toujours avec les deux ex Double Trouble, Tommy Shannon et Chris Layton, ainsi que Noah Hunt, revenu au micro.

Kenny Wayne Shepherd a été nominé à cinq reprises aux Grammy Awards et a reçu deux Billboard Music Awards. On le trouve classé en troisième position, derrière B.B King et Eric Clapton, dans la liste des meilleurs guitaristes du magazine Guitar World. Deux hommes avec lesquels il partage une même volonté de promouvoir le blues, et pour ce qui le concerne plus particulièrement, de lui ouvrir la porte des nouvelles générations.

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