Voodoo Chile

Voodoo Chile Jimi Hendrix
huile-toile, 61x50

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En cet après-midi du printemps 1966, alors qu’il parcourt les trois kilomètres qui séparent la 53ème rue de l’angle de Minetta Street, James Marshall Hendrix, pantalon de pirate et chemise calypso brillant sous le soleil, ignore – et le monde un peu plus encore – que le compte à rebours d’une révolution sonique vient de s’enclencher.

Ce trajet sur les trottoirs de New York le mène du Cheetah Club – où sa carrière de tâcheron anonyme du rhythm & blues est venue s’échouer après quatre années de galères sur le chitlin’ circuit – au Café Wha ?, bout de cave improbable où le souvenir d’un Bob Dylan débutant, et surtout le verre de limonade à soixante-dix cents, attirent chaque jour quelques pâles adolescents boutonneux.

Pour beaucoup, en quittant Harlem pour Greenwich Village, Hendrix, descendant mêlé d’esclaves africains, d’une princesse cherokee et d’un peu de planteur blanc, quitte aussi le blues que le sang lui a confié. Et lorsque, quelques semaines plus tard, ce brother s’envole pour l’excentrique Albion, c’est à sa propre couleur qu’il semble alors renoncer.

Totalement inconnu dans son pays, incompris depuis ses débuts, Jimi Hendrix n’a besoin que d’une poignée de jours pour mettre la capitale des sixties à ses pieds. Au terme d’une série de soirées londoniennes, les plus grands, Clapton en tête, lui rendent un à un les armes. Dans la foulée l’Angleterre toute entière tombe.

En quatre années et trois albums (« Are You Experienced ? » 1967, « Axis, Bold As Love » 1968, « Electric Ladyland » 1969), l’enfant timide de Seattle bouleverse les lois de la cosmogonie musicale. Et son œuvre se révèle plus imposante encore lorsqu’on ajoute à ces huit faces inclassables, puissantes et immédiatement parfaites, l’ensemble des reprises oniriques d’hymnes pop-rock et ces versions violentées de blues traditionnels dont témoigne une collection exceptionnelle de jams en studio et de prises de concert. Un apport proprement historique.

Après les années 20, quand Lonnie Johnson faisait prononcer ses premières phrases à la guitare blues, puis les années 40, avec T-Bone Walker tirant de ses cordes des monologues qui rivalisaient avec son propre temps de parole, il revient à Jimi Hendrix, au beau milieu des années 60, d’investir totalement l’instrument. Démultiplié par une panoplie d’effets a priori indomptables, son jeu relègue, pour la première fois, la voix au second plan où elle semble, le plus souvent, fuir la meute des notes qu’il lance à ses trousses.

Pour cela, Jimi Hendrix n’a rien eu à apprendre. Ses propres rêves lui ont suffi. Un imaginaire puissant, développé dans l’isolement d’une enfance misérable et la frustration de ses années de galère. Ses doigts ont fait le reste. Des doigts d’une longueur arachnéenne, comme on en avait jamais revus depuis Robert Johnson, et qu’il étend sans effort sur le manche de sa Fender pour aller chercher des notes que tous pensaient inaccessibles.

Il y a un avant et un après Hendrix. Un après cette nuit de Monterey où, le blues dans une main et un briquet dans l’autre, il met le feu à tout le truc, embrasant d’un coup quarante années grosses du martèlement archaïque du Delta, des pitreries de Charley Patton, des sextuples croches de Charlie Parker, des coulées organiques d’Albert King et des envolées célestes de John Coltrane. Une fournaise libérant au passage l’âme damnée de Greenwood, au milieu des fumerolles acres du vernis fondu de sa Stratocaster. Un foutu feu. Quatre autres décennies plus tard, les cendres irradient encore et l’héritage attend, après que la trompette de Miles Davis, seul survivant sur son « Bitches Brew » de 1970, ait à son tour cessé d’émettre.

Mais tandis que les freaks se pâment, que ses pairs les plus aventureux l’encensent et que les charts s’affolent, d’autres contestent. Pour eux Hendrix ne serait qu’un bouffon bruyant. Les coups les plus durs viennent de rangs drapés dans leurs certitudes identitaires, et qui rejettent en bloc les ornements hippies, les gammes trafiquées, les sons éprouvette et les murs de Marshall. Hendrix ne serait qu’un habile faiseur en quête de célébrité facile.

Etrange hypocrisie quand tant de leurs héros, et mêmes des plus sacrés (Big Bill Broonzy, Muddy Waters, John Lee Hooker, JB Lenoir,..), avaient fait le même voyage anglais un peu plus tôt, débranchant discrètement leurs guitares et cachant leurs amplis à la sortie des aéroports, histoire de plaire à un public blanc réclamant alors ses doses de blues primitif.

Qu’auraient alors pensé les festivaliers du Newport 1963 si, plutôt que les paisibles pickings d’un John Hurt sorti de son champ, on leur avait présenté l’inquiétant Robert Johnson ou, pire encore, un Charley Patton chevauchant sa guitare telle une mule, ou la jouant dans son dos en roulant des yeux pétillants d’éclats lubriques ? Et que dire du bruit et de la fureur que ces icônes anciennes répandaient en leur temps, le samedi soir, dans l’atmosphère surchauffée des jukes de campagnes ?

Hendrix, pour obtenir les faveurs de sa génération, ne fait que reprendre le cours naturel des choses, poussant à nouveau le blues vers l’avant, jouant avec ses limites, et l’amenant finalement là où le public l’attend désormais.

Car ce blues, il effleure partout dans l’œuvre d’Hendrix. Quand il n’est pas clairement exposé (« Red House », « Hear My Train Comin’ », « Killin’ Floor », « Rock Me Baby »), il charpente des titres forts (« Stone Free », « Voodoo Chile », « Sweet Little Angel », « Manic Depression ») ou colore les moments d’intimité (« Belly Button Window »).

D’une certaine façon, Jimi Hendrix a été le dernier des grands bluesmen noirs. Et sans doute le premier d’une vraie lignée blanche. Après lui, les uns – à l’exception de Buddy Guy – s’en sont retournés vers la tradition, refermant la porte derrière le Chicago du début des années 60. Les seconds ont ramassé la guitare et essayé de continuer. Certes sans résultat probant à ce jour, seuls Stevie Ray Vaughan ou Roy Buchanan ayant esquissé des synthèses convaincante des anciens et du moderne.

Hendrix restera comme le premier musicien noir dont aucune copie n’a pu être tirée pour lui confisquer son succès. Aucune version blanche façon Paul Whiteman, « roi du jazz » des années 30, Benny Goodman, « roi du swing » dix ans plus tard ou encore Elvis Presley, « roi du rock » de la décennie 50. Cette fois Hendrix a posé un talon rageur sur les sixties, d’où il continue de nous toiser quarante ans plus tard, en roi incontesté de la guitare électrique.

Quant au blues, il ne s’est pas complètement remis du passage de son Voodoo child. Et Jimi Hendrix lui-même, après s’être consumé dans ses expériences, a erré un instant dans les décombres de la révolution qu’il venait de livrer au monde, avant de disparaître, à 27 ans, coincé dans une impasse et accessoirement recroquevillé dans une petite chambre d’hôtel londonienne, mortellement étouffé par ses rêves brisés.

« Il doit y avoir un moyen de s’en sortir » ( Bob Dylan, « All Along The Watch Tower »).

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