Ma Rainey – « An Introduction To… »

ma_rainey-introduction_to Ma Rainey
An Introduction to

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Enregistrement : 1923 à 1928 – Parution : 2006 – Label : Fuel 2000 – Personnel : Ma Rainey (chant), orchestres divers

Le blues ne pourra jamais rendre aux femmes ce qu’il leur doit. D’abord parce qu’il leur doit beaucoup. Ensuite parce qu’il ne les honore qu’avec parcimonie depuis pas mal de temps, en gros la fin des années 20.

Pourtant, sans elles, nous n’aurions peut-être connu du blues que quelques notes bleu dans de la musique américaine. Et sans le blues, pas de rock, pas de R’n’B et pas de guitares sur nos pochettes de disque.

Heureusement pour nous, il y a un peu plus d’un siècle, une chanteuse populaire noire s’est emparée de la musique du diable pour la chanter sous des chapiteaux ambulants.

De toutes les dames qui ont chanté le blues bien avant que l’on entende Blind Lemon Jefferson, Ma Rainey est celle qui a ouvert la voie. Si la « Mother of The Blues » ne l’a pas elle-même mis au monde, elle a définitivement influencé son cours en le sortant de l’ombre. Un comble pour celle qui, en 1915, le chantait en duo avec son « Pa » de mari sous le nom d’« Assassinators Of The Blues » !

La carrière discographique de Gertrude Rainey a été tardive, flamboyante mais finalement courte. A l’image de ce genre dit « classique », passé presque instantanément de la lumière à un quasi oubli, dans une sorte de naufrage collectif, le tout en moins d’une décennie.

Entre 1923 et 1928, Ma Rainey a enregistré quelques 100 titres, oscillant entre l’univers du folk blues le plus enraciné et celui des airs populaires de « vaudeville ». En composant elle-même une bonne part de ce répertoire et en y diluant beaucoup moins son blues que ses consœurs – Ida Cox exceptée – dans des habillages à la mode, Ma Rainey a été la première à le diffuser auprès d’un large public.

« An Introduction To Ma Rainey », paru en 2006, présente l’avantage d’une sélection plus resserrée (20 titres) que la plupart des compilations marathon précédentes destinées aux complétistes. Ces 61 minutes se concentrent sur des titres strictement blues. Un minimum de goût pour les ambiances un brin désuètes s’avère toutefois utile pour apprécier sur la durée des sonorités et des arrangements qui portent leur âge. Mais comme la véritable dimension sonore de cette musique restera irrémédiablement hors de portée des progrès de la remasterisation, autant en prendre son parti et vivre cette écoute comme un véritable voyage dans le temps. Après tout c’est comme cela qu’on l’entendait à l’époque, à la radio ou sur son Victrola.
On trouvera bien sûr dans cet album « Bo Weavil Blues », premier titre enregistré par Ma Rainey, en décembre 1923, accompagnée par les « Blue Serenaders » du pianiste Lovie Austin, avec Tommy Ladnier au cornet et Jimmy O’Bryant à la clarinette. Le combo pose ici les règles à venir du genre : arrangement jazz pour les instruments qui viennent, ensemble ou tout à tour, souligner les climats et répondre à la chanteuse.

C’est dans une veine très différente, et même totalement « roots », qu’est gravé « Lost Wandering Blues » à Chicago en mars 1924, avec Miles Pruitt au banjo et son frère Milas à la guitare. Preuve que la dame continuait régulièrement de payer sa dette. Son timbre plus déclamé et sa diction traînante rapprochent ce blues de celui des chanteurs de rue encore inconnus à cette époque des compagnies de disque.

Ce seront encore les Blue Serenaders que l’on retrouvera dorénavant le plus souvent aux côtés de Ma Rainey. D’abord lors de cette même session, sur les très new-orleanais « Honey, Where You Been So Long ? » et « Those Dogs Of Mine » tandis que « Lucky Rock Blues » donne à Tommy Ladnier l’occasion de se montrer sur un solo inspiré.

En avril suivant, c’est avec l’ancrage encore plus terrien d’un tuba que Ma Rainey chante sa quête féminine sur son « Lawd Send Me A Man Blues » ainsi qu’un « South Bound Blues » attaché à ses origines.

On retrouve une « Madame » Rainey proche du terroir pour son célèbre « Shave ‘Em Dry Blues » enregistré à Chicago en août 1924. Un morceau enlevé et accrocheur, simplement soutenu à la guitare dans le style des chanteurs du Piedmont. Et surtout une déclaration féministe radicale qui rend sans ménagement la monnaie de leur pièce à ces hommes qui se lamentent de voir le diable derrière toutes les femmes.

« Farewell Daddy Blues » a été gravé lors de la même session. Bien qu’accompagné d’une simple guitare, c’est un titre plus proche de l’ambiance « vaudeville » des minstrels shows dans lesquels la dame au collier d’or a passé l’essentiel de sa carrière.

Le 15 octobre 1924, à New-York, avec le Georgia Jazz Band, elle chante un « Booze And Blues » très down home et « Toad Frog Blues » à la déprime plus suburbaine. On y entend Fletcher Henderson au piano. Il deviendra bientôt un des premiers grands chefs d’orchestre de l’aire des big bands jazz de l’entre deux guerres. A ses côtés, Howard Scott au cornet, Charlie Green au trombone, Don Redman à la clarinette, et Kaiser Marshall à la batterie, déroulent des arrangements estampillés New-Orleans derrière les complaintes déclamées de Ma Rainey. A savourer en pensant que bientôt le swing et Billie Holiday d’un côté, les chanteurs à guitare de l’autre, vont effacer définitivement ces deux styles du jazz et du blues ici que l’on entend ici réunis.

Et comme pour rendre tout cela plus historique encore, c’est le lendemain que Ma Rainey grave la première version du vieux blues traditionnel « See See Rider ». Le titre va devenir un des standards les plus repris de tous les temps. Chanté sur un tempo lent et d’une voix laissant s’échappe,r comme rarement chez elle, un léger vibrato, cette première version discographique révèle de façon incomparable la beauté sombre et chargée d’émotion d’une mélodie qui ne sera jamais plus aussi bien servie. Et comme si cela ne suffisait toujours pas, on passe définitivement au légendaire avec la présence sur ce titre d’un certain Louis Armstrong fraîchement débarqué de sa Louisiane et qui est en train de révolutionner non seulement l’usage de la trompette, mais carrément celui de toute l’instrumentation jazz. Inutile de préciser que le résultat est un chef d’œuvre.

Enregistré le même jour, tout aussi essentiel et toujours avec Armstrong, « Countin’ The Blues », fait défiler sa longue litanie de titres blues et met particulièrement en valeur la clarinette langoureuse de Buster Bailey.

« Army Camp Harmony Blues », dans une ambiance « tent show » ainsi qu’une version limite audible de « Louisiana Hoo Doo Blues » ont été enregistrés en mai 1925. C’est un « Georgia band » remanié qui emprunte une nouvelle fois aux formes jazz de l’époque. Mais cette fois les solistes rivalisent d’épanchements tous plus plaintifs les uns que les autres, ce qui dramatise un peu plus encore le chant poignant de Ma Rainey. En août 1925 Ma enregistre un de ses titres fétiches, « Stormy Sea Blues ». Dominé par l’accent bleu de la clarinette, ce morceau, entamé depuis le fond de la salle, lui servait souvent à ouvrir son show. Issu de la même séance, avec son intro mise en scène, « Night Time Blues » égrène le tempo douloureux de l’horloge pour cette nouvelle leçon de vie donnée aux femmes de son temps par une Rainey pleine de compassion.

Autre signature de la chanteuse, « Ma Rainey’s Black Bottom », gravé en décembre 1927 avec de nouveaux « Georgia’s » : Kid Ory au trombone et le pianiste Claude Hopkins. La voix est puissante, enjouée, et les instruments semblent courber l’échine pendant que Ma donne sa drôle de leçon de danse. Ce titre connaîtra un grand succès quelques années plus tard dans une version blanche et sexuellement expurgée.

« Deep Moaning Blues » date de juin 1928 et bénéficie du registre plus large et plus roots des tessitures du « Tub Jug Washboard Band ». Le titre y gagne une profondeur instrumentale rarement captée dans les enregistrements de cette époque. Ma Rainey gémit véritablement son blues et c’est là, au milieu de ce bazar hétéroclite de cruche, lessiveuse et planche à laver, que sa voix semble trouver son meilleur écrin. Comme souvent, c’est Tom Dorsey qui officie au piano. Il quittera peu de temps après l’univers du blues pour devenir bientôt la légende du gospel.

Mais au final, et comme si la boucle se trouvait ainsi bouclée, le titre le plus proche de l’esprit du Delta enregistré par Ma Rainey pourrait bien être ce « Black Eye Blues » datant de septembre 1928. On retrouve Ma Rainey simplement accompagnée de Georgia Tom au piano et d’un Tampa Red inspiré et lyrique à la guitare.

Un disque qui gratte et qui chuinte dans tous ses recoins mais qu’il faudrait écouter debout.

 

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