Peaux de zèbre et protest-songs ne font pas bon ménage. C’est la seule explication plausible à l’énigme J.B Lenoir. Le Martin Luther King du blues ignorait-il à ce point combien l’habit fait le moine ? Au cœur des années 50 imaginait-il naïvement contourner le politiquement correct avec des tenues excentriques, une voix d’ange et son boogie léger ?
Dans la catégorie des grands bluesmen méconnus, J.B Lenoir n’a pas de concurrent. Les deux autres nominés, Lonnie Johnson et Arthur Crudup (au passage une des ses influences majeures) ont au moins récolté un minimum de lumière, le premier par la considération unanime dont il a joui dans le métier dès sa première apparition, le second en ayant à jamais marqué l’histoire le jour où Elvis Presley improvisa sur son « That’s Allright, Mama » et déclencha la révolution rock’n’roll.
Comment un gars en or, complètement dans l’air du temps, compositeur inspiré, showman imaginatif, a t-il pu passer ainsi à côté ? A la rigueur, on veut bien comprendre qu’un Smokey Hoog disparaisse des tablettes, au moins parce qu’il ne faisait vraiment rien pour se faire repérer, mais J.B Lenoir c’était quand même autre chose !
Sa voix haut perchée sur un fond de down-home blues, son phrasé swing, sa conscience politique, ses textes ouvertement contestataires et ses tenues de scène extravagantes en ont fait le bluesman le moins conventionnel qui ait jamais débarqué à Chicago.
Mais ni son smoking queue de pie à rayure savane, ni ses boogies fringants, pas plus que certains textes courageux ne vont vraiment retenir l’attention. Sauf celle de la CIA, sur les bureaux de laquelle son « Eisenhower Blues » atterrit d’urgence dès sa sortie en 1954 avant d’être renvoyé à l’atelier pour une révision forcée. Il faut dire que jusqu’alors, à part les « Strange Fruits » de Billie Holiday et le répertoire de Woody Guthrie, il était difficile de trouver en Amérique des traces significatives de chansons contestataires.
Révolutionnaire et précurseur, Lenoir l’est aussi dans la formule orchestrale innovante qu’il met en place (deux saxophones, un piano, une guitare, batterie et basse) sur la voie du rhythm & blues. Tout comme à travers la liberté inhabituelle dans le blues accordée au batteur de sortir du temps (Al Galvin) ou de broder le motif (Fred Below).
Son jeu de guitare, très rythmique, emprunte à Arthur Crudup l’approche en accord tandis qu’en acoustique il tient de Lightnin’ Hopkins son goût africain de percuter la table de son instrument. Sur sa Gretsch Synchromatic A/top, c’est au pouce et sans fioriture qu’il décline son boogie en power chords, un phrasé qui constitue une véritable préface de la guitare rythmique moderne.
Toutes ces innovations sont appliquées à des mélodies aussi imparables par leur simplicité (« I Feel So Good ») que par leur musicalité (« Mama, Talk To Your Daughter »). En plein bouillonnement rock’n’roll et tandis que le rhythm & blues se muscle à vue d’œil, ses compositions bon enfants ne trouvent pourtant plus grand écho.
Au milieu des années 60, un courant revival porte pêle-mêle le folk acétique et le blues rural sur les scènes européennes. Après les années surf et paillette, c’est désormais authenticité et engagement civique exigés. C’est le moment ou jamais pour Lenoir de retourner ses vestes jungle. Comme son mentor, Big Bill Broonzy, dix ans plus tôt, J.B troque donc sa guitare électrique pour un modèle campagnard et débarque sur le vieux continent avec son « African Hunch », étiquette qu’il donne pour la circonstance à un country blues percussif et chargé d’émotion, concocté avec la complicité de Willie Dixon et soutenu par l’exceptionnelle sensibilité du batteur Fred Below. Retour à des textes engagés qui, livrés sur un accompagnement acoustique plein de sensibilité (« Alabama March », « Vietnam Blues, » « Shot on James Meredith » séduisent le public de l’American Folk Blues Festival.
Deux chefs d‘œuvre d’une beauté intemporelle témoignent de cette métamorphose artistique : « Alabama Blues » en 1965 puis « Down In Mississippi » en 1967. Mais l’année suivante, un banal accident de voiture met prématurément fin à cette embellie artistique.
Si J.B Lenoir n’a pas souvent encombré les tablettes du Billboard, il a par contre marqué le blues contemporain et en particulier le british blues. A commencer par son grand maître, John Mayall, qui revendiquait ouvertement son influence, a repris plusieurs de ses titres et écrit deux superbes hommages suite à sa disparition prématurée (« The Death of J.B Lenoir » et « I’m Gonna Fight For You, J.B »).