Fess

Fess Professor Longhair
huile-toile, 41x33

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Sa main gauche descend tout droit des frappeurs de peaux et la droite désarticule un blues calypso chaloupé au swing enivrant. Professor Longhair est un style à lui tout seul. En 1949, quand il débarque dans les bastringues de la Nouvelle Orléans, personne ne sait encore – et lui pas plus – qu’il s’agit de l’ultime chainon conduisant à l’explosion rock’n’roll. C’est là que Fats Domino copie ses joyeuses éruptions, que Sam Phillips puise quelques idées essentielles pour son studio Sun et son jeune poulain Presley, là encore que se dessinent les déchainements rythmiques de Jerry Lee Lewis et les outrances jubilatoires de Little Richard.

Le long règne des guitares fait souvent oublier que le rock’n’roll a d’abord mijoté sur des pianos boogie-woogie. Celui sur lequel Longhair débute n’a que dix touches valides. C’est à la force du poignet et au prix d’astucieux substituts qu’il met au point un irrésistible cocktail de sonorités colorées et de rythmes entrelacés qui piochent dans tous les exotismes que La Nouvelle Orléans attire à elle depuis les lointaines Caraïbes jusqu’aux confins du Delta. Le résultat met les auditoires en lévitation et sidère la hiérarchie en place des « 88eurs » – comprenez les pianistes – qui font pourtant la réputation de la ville.

Génie chahuteur et magnétique, mais vivant moitié reclus et de santé précaire, Longhair sera peu chanceux et la plupart du temps misérable. Sa musique aura une immense portée, mais sa carrière peu d’écho. Il demeure pourtant le cœur et l’âme incontestés de la Nouvelle Orléans où son boogie rumba règne depuis plus d’un demi-siècle sur le Quartier Français, underground rhythm & blues qui fut l’épicentre du phénomène musical le plus puissant qui ait jamais secoué la planète.

Pour concocter cette recette sans précédent, Professor Longhair s’est inspiré des mambos de Perez Prado autant que du jazz de King Oliver et des blues de Champion Jack Dupree. Son tour de force aura été d’amarrer tout cela, d’une seule main, à un irrésistible stimulateur de groove, lui-même transposé des exaltations rythmiques produites par les arrières gardes marchantes des parades de la Nouvelle Orléans.

Habillé comme un oiseau tropical, embusqué derrière d’immenses lunettes noires, Longhair sifflote des intros faussement hésitantes sur des calypsos woogies endiablés. Sa musique est d’un effet immédiat mais relève d’une mystérieuse complexité. On l’entend comme si elle dégringolait de haut en bas, piano en avant, à la manière d’une pente dévalée en une succession d’enjambées aux appuis précaires donnant à sa course l’impression d’être en permanence au bord de la désagrégation. Tandis qu’il dévale ainsi, multipliant sur son clavier des chocs et des rebonds dont seul l’enchaînement ininterrompu semble repousser l’imminence de la perte d’équilibre, sa voix s’élève tranquillement par dessus cet imposant mais fragile édifice, le traversant à la façon d’un saxophone, d’injonctions rugueuses et de croassements étranglés.

Quand il a des accompagnateurs – ce qui lui est à peine nécessaire tant son piano sonne comme un orchestre tout entier – il les ébranle tout autant, imposant çà et là des charges tumultueuses aux échafaudages mouvants que ceux-ci s’efforcent de dresser autour de lui.

Longhair est si dense que, même décanté, son « gumbo » – c’est ainsi qu’il appelle sa musique – a fait le bonheur de plusieurs lignées d’apôtres, Fats Domino, « Piano » Smith, Allen Toussaint et bien sûr Dr. John. Et même filtré, simplifié et livré en lots séparés, c’est encore toute une descendance de pianistes rock’n’roll et de barrelhousers dégingandés qui ont pu s’en inspirer pour attiser les pistes de danse.

Déconcertée par l’originalité de son œuvre, l’industrie du disque a mis trente ans avant d’oser la sortir de ses laboratoires. Un peu tard pour que le « Bach du rock’n’roll » en profite vraiment. Il est mort tranquillement au moment où la fortune lui souriait enfin. Mais cela faisait déjà longtemps que ses « Bald Head », « Mardi Gras In New Orleans », « Tipitana » et autres « Big Chief » étaient devenus des hymnes éternels et les emblèmes incontestés de la magie musicale de la Nouvelle Orléans.

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